
A des milliers de kilomètres de la terre, des scénarios jusqu’à présent jugés impossibles commencent à se jouer. Des capteurs terrestres ont surpris des mouvements étranges entre satellites chinois, qui semblent simuler des combats orbitaux pour suivre, approcher, désorienter ou neutraliser un satellite adverse.
La start-up de surveillance spatiale Aldoria vient de publier une note intitulée « Guerre des orbites : la Chine affine ses armes », dans laquelle elle décrit certaines manoeuvres spatiales chinoises, que l’armée américaine qualifie de « combats aériens dans l’espace (space dogfight) ».
Dès lors que les manoeuvres spatiales deviennent une réalité, la surveillance spatiale devient stratégique. Dans un registre pacifique, l’opérateur de satellites Intelsat a réussi en avril dernier une mission incroyable avec un remorqueur spatial conçu par Northrop Grumman.
Le vaisseau spatial MEV-1, qui s’était amarré au satellite Intelsat 901 en 2020 pour lui apporter du carburant et prolonger sa durée de vie de cinq ans, l’a emmené sur une orbite cimetière, et s’est désarrimé pour se diriger vers un nouveau satellite d’Intelsat . Un exploit qui permet d’imaginer une utilisation plus durable de l’espace, mais qui prouve a contrario que les hostilités dans l’espace ne sont plus une fiction. Il y a quelques années, l’ex-ministre des Armées française, Florence Parly, avait dénoncé les manoeuvres d’un satellite d’espionnage russe qui s’approchait trop près d’un satellite d’écoute français.
Face à ces développements technologiques, un marché de la surveillance spatiale est en train d’émerger. Auparavant, seuls les Etats-Unis fournissaient à titre public un catalogue relativement complet des objets en orbite. Désormais, nombre de sociétés privées lorgnent ce marché. Elles évoquent la nécessité pour les opérateurs de satellites civils de se protéger des risques de collision, face à la prolifération des satellites dans l’espace.
Dans une étude récente, Novaspace évoque des investissements pour la surveillance de l’espace de 56 milliards de dollars sur la prochaine décennie, dont plus de 90 % à la charge des Etats. Les programmes de défense représenteraient 47 milliards d’investissement, dont plus de 41 milliards aux Etats-Unis et en Chine.
Sur ce marché naissant, Novaspace sélectionne un seul pays, la France, capable à dix ans de jouer un rôle significatif, grâce aux savoir-faire développés par ArianeGroup, Safran et l’Onera. Des start-up comme Aldoria, Look Up Space et d’autres s’attaquent aussi à ce marché. « C’est un marché émergent et en pleine croissance », confirme Noël Barreau, directeur général de la surveillance spatiale chez Safran Data Systems.
A côté de Caen, en Normandie, sur le site de Colombelles, Safran Data Systems met en effet les bouchées doubles pour développer son service de surveillance spatiale WeTrack, lancé en 2016. Les effectifs ont augmenté de 40 % en quatre ans. Après avoir démarré en observant les satellites en orbite géostationnaire, WeTrack propose depuis mars de la surveillance de l’orbite basse. « La demande est forte : chez les acteurs de la défense, pour les institutions européennes, mais aussi de la part d’opérateurs privés qui commencent à se poser des questions. Dans le trafic spatial, on est encore à un niveau équivalent au trafic aérien d’avant le développement des tours de contrôle », explique Noël Barreau.
Pour détecter les satellites dans l’espace, WeTrack traque les signaux en radiofréquence émis par les satellites à partir d’une centaine d’antennes au sol réparties sur quatre continents. Safran en prévoit 200 en 2029. Pour observer l’espace, il faut combiner trois technologies complémentaires : l’analyse des signaux radiofréquence des satellites comme le fait Safran, l’optique avec le service Hélix du réseau de télescopes mondiaux d’ArianeGroup et le radar, la technologie principale utilisée par l’armée française jusqu’à présent, qui se décline avec le radar Graves de l’Onera. La France a les trois cartes, ce qui explique la multiplication, à Toulouse, des start-up qui visent ce marché de la surveillance spatiale, avec Aldoria ou Look up Space.
« Il y a déjà une grande demande institutionnelle », souligne le fondateur d’Aldoria Romain Lucken qui vient de décrocher le leadership d’un projet européen de recherche pour étudier la la surveillance lunaire et cis-lunaire (projet LUCID). Et de rappeler que Starlink pèse aujourd’hui pour 70 % des satellites en orbite basse, mais que la Chine a bien prévu deux constellations de 16.000 satellites et qu’il n’y a aucun doute que Pékin suivra sa planification.
Mais il ne suffit pas de voir dans l’espace, il faut aussi identifier les satellites. Cela suppose des fusions de données massives et nécessite donc le développement de l’intelligence artificielle au service de la prévention des risques de collision. « On parle beaucoup des risques spatiaux liés à la multiplication des débris, mais le marché commercial va décoller, à mon avis à cause du risque fréquentiel », prédisent les dirigeants de Safran Data Systems.
Au fur et à mesure que les constellations du type Starlink se multiplient, les risques sur les fréquences augmentent. Selon les règles de l’Union internationale des télécommunications, tout nouvel opérateur doit faire attention à ne pas troubler les fréquences utilisées par les opérateurs en place. Ainsi Starlink ne doit pas perturber les émissions des satellites de la constellation OneWeb, dont les autorisations de déploiement sont antérieures à celles de Starlink. Or dans de nombreux cas, il y a des interférences radio. Que faire ? Pour l’instant, il n’y a pas de réponse. Sans doute pour plus très longtemps.
Les Échos – Anne Bauer juin 2025